Le Cadre Juridique des Compléments Alimentaires : Entre Protection du Consommateur et Marché Concurrentiel

Le marché des compléments alimentaires connaît une croissance exponentielle en France et dans l’Union européenne, avec un chiffre d’affaires dépassant 2,1 milliards d’euros en 2022. Cette expansion s’accompagne d’un cadre normatif complexe visant à garantir la sécurité des consommateurs tout en permettant l’innovation. La réglementation de ces produits se situe à l’intersection du droit alimentaire et pharmaceutique, créant parfois des zones grises d’interprétation. Entre allégations de santé strictement encadrées et vigilance accrue des autorités, le secteur fait face à des enjeux juridiques majeurs qui façonnent son développement. Cet examen approfondi du régime juridique applicable aux compléments alimentaires révèle les tensions entre protection sanitaire et dynamisme économique.

Définition et Qualification Juridique des Compléments Alimentaires

La directive 2002/46/CE constitue le socle réglementaire européen définissant les compléments alimentaires comme « des denrées alimentaires dont le but est de compléter le régime alimentaire normal et qui constituent une source concentrée de nutriments ou d’autres substances ayant un effet nutritionnel ou physiologique ». Cette définition, transposée en droit français à l’article D.5111-1 du Code de la santé publique, place ces produits dans une catégorie distincte des médicaments.

La frontière entre compléments alimentaires et médicaments représente un enjeu juridique fondamental. Selon l’arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) du 15 novembre 2007 (affaire C-319/05), un produit présenté comme ayant des propriétés de prévention ou de guérison d’une maladie relève du régime des médicaments, indépendamment de sa composition. Cette jurisprudence a été confirmée par plusieurs décisions ultérieures, notamment l’arrêt du 30 avril 2009 (affaire C-27/08).

En France, le décret n°2006-352 du 20 mars 2006 précise que les compléments alimentaires sont commercialisés sous forme de doses (gélules, comprimés, ampoules…) et doivent respecter des critères spécifiques de composition. L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation (ANSES) joue un rôle déterminant dans l’évaluation de ces produits.

La qualification juridique d’un produit comme complément alimentaire ou médicament entraîne des conséquences majeures :

  • Régime d’autorisation de mise sur le marché
  • Circuits de distribution autorisés
  • Fiscalité applicable
  • Cadre publicitaire

Le contentieux relatif à cette qualification est abondant. Dans un arrêt du Conseil d’État du 27 avril 2011 (n°334396), les juges ont confirmé la requalification en médicament d’un complément alimentaire à base de levure de riz rouge en raison de sa composition et de sa présentation. De même, la Cour de cassation, dans un arrêt du 31 mars 2016 (n°15-12.891), a validé la requalification d’un complément alimentaire en médicament par présentation.

La Commission européenne a tenté de clarifier cette ligne de démarcation par des lignes directrices publiées en 2019, sans toutefois résoudre toutes les ambiguïtés. Le règlement (UE) 2019/515 relatif à la reconnaissance mutuelle vise à faciliter la circulation des compléments alimentaires légalement commercialisés dans un État membre, mais les autorités nationales conservent un pouvoir d’appréciation significatif quant à leur qualification.

Procédures de Mise sur le Marché et Obligations Déclaratives

Contrairement aux médicaments, les compléments alimentaires ne sont pas soumis à une autorisation préalable de mise sur le marché, mais à un régime déclaratif. En France, l’article 15 du décret n°2006-352 impose aux fabricants ou distributeurs de transmettre à la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) un modèle de l’étiquetage au moment de la première mise sur le marché.

Cette déclaration doit être effectuée via le téléservice TELEICARE, opérationnel depuis 2016. Elle comprend des informations sur la composition du produit, son conditionnement et son étiquetage. Pour les substances à but nutritionnel ou physiologique ne figurant pas dans les annexes du décret, un dossier justifiant leur sécurité d’emploi doit être constitué.

Le principe de reconnaissance mutuelle permet à un complément alimentaire légalement commercialisé dans un État membre d’être vendu dans les autres pays de l’Union sans procédure supplémentaire. Toutefois, le règlement (CE) n°764/2008, remplacé par le règlement (UE) 2019/515, autorise les États à s’opposer à cette commercialisation pour des motifs de santé publique.

Cette possibilité a généré une pratique dite du « mutual recognition shopping« , où les opérateurs choisissent stratégiquement leur pays de première mise sur le marché en fonction de la souplesse réglementaire. Face à cette situation, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé dans l’arrêt Solgar du 29 avril 2010 (affaire C-446/08) que les restrictions nationales doivent être fondées sur une évaluation approfondie des risques.

Les obligations déclaratives varient selon la nature des ingrédients :

  • Pour les plantes et préparations de plantes : le décret n°2014-1173 du 13 octobre 2014 a établi une liste de plantes autorisées
  • Pour les additifs : ils doivent figurer sur la liste positive du règlement (CE) n°1333/2008
  • Pour les arômes : ils sont régis par le règlement (CE) n°1334/2008

Le non-respect des obligations déclaratives expose les opérateurs à des sanctions administratives (retrait du marché, suspension de commercialisation) et pénales (amendes pouvant atteindre 150 000 euros selon l’article L.214-2 du Code de la consommation).

La jurisprudence française illustre l’importance de ces obligations. Dans un arrêt du 23 janvier 2018 (n°16-19.239), la Cour de cassation a condamné un fabricant pour défaut de déclaration d’un complément alimentaire contenant une plante non autorisée, malgré sa commercialisation légale dans un autre État membre.

Réglementation des Allégations et Communication Commerciale

Le cadre juridique des allégations constitue l’un des aspects les plus contraignants pour les opérateurs du secteur. Le règlement (CE) n°1924/2006 relatif aux allégations nutritionnelles et de santé encadre strictement les messages pouvant accompagner la commercialisation des compléments alimentaires.

Ce règlement distingue trois catégories d’allégations :

  • Allégations nutritionnelles : elles décrivent la teneur en nutriments (« riche en calcium », « source de vitamine C »)
  • Allégations de santé génériques (article 13.1) : elles décrivent le rôle d’un nutriment dans les fonctions corporelles (« la vitamine C contribue au fonctionnement normal du système immunitaire »)
  • Allégations de santé relatives à la réduction d’un risque de maladie (article 14) : elles affirment qu’un nutriment réduit un facteur de risque de développement d’une maladie

Toute allégation doit être préalablement autorisée par la Commission européenne après évaluation scientifique par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). Le règlement (UE) n°432/2012 a établi une liste de 222 allégations génériques autorisées, régulièrement mise à jour.

La Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) exerce une vigilance particulière sur les allégations non autorisées. Dans son plan de contrôle 2021, elle a relevé des anomalies dans plus de 45% des établissements inspectés, principalement liées à des allégations thérapeutiques illicites.

La jurisprudence a précisé les contours de cette réglementation. Dans l’arrêt Innova Vital du 10 septembre 2020 (affaire C-363/19), la CJUE a jugé que les communications commerciales adressées uniquement aux professionnels de santé sont également soumises au règlement sur les allégations. De même, l’arrêt de la Cour de cassation du 9 juillet 2019 (n°18-10.696) a considéré que l’utilisation du nom commercial « Artéria » pour un complément alimentaire constituait une allégation de santé implicite non autorisée.

La publicité comparative représente un autre enjeu juridique. L’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 24 mai 2018 a condamné un fabricant pour avoir comparé son complément alimentaire à un médicament, créant une confusion dans l’esprit du consommateur.

Le marketing digital des compléments alimentaires pose des défis spécifiques. L’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP) a publié en 2020 des recommandations concernant les communications sur les réseaux sociaux, notamment l’identification claire des partenariats commerciaux avec les influenceurs. La loi n°2020-1508 du 3 décembre 2020 a renforcé les obligations de transparence dans ce domaine.

Responsabilité des Opérateurs et Gestion des Risques Sanitaires

Les fabricants et distributeurs de compléments alimentaires sont soumis à une obligation générale de sécurité définie par le règlement (CE) n°178/2002 établissant les principes généraux de la législation alimentaire. Ce texte fondateur impose aux opérateurs de s’assurer que leurs produits ne présentent aucun danger pour la santé des consommateurs.

Le règlement (UE) n°2017/625 relatif aux contrôles officiels organise la surveillance du marché par les autorités nationales. En France, cette mission est principalement assurée par la DGCCRF et les Agences régionales de santé (ARS), qui peuvent procéder à des prélèvements et analyses.

En cas de détection d’un risque, plusieurs mécanismes d’alerte peuvent être activés :

  • Le système d’alerte rapide européen (RASFF) pour les produits alimentaires dangereux
  • Le dispositif national de nutrivigilance géré par l’ANSES depuis 2009
  • Le dispositif de cosmétovigilance pour les compléments à visée cosmétique

La responsabilité des opérateurs peut être engagée sur plusieurs fondements :

La responsabilité du fait des produits défectueux (articles 1245 et suivants du Code civil) permet aux victimes d’obtenir réparation sans avoir à prouver une faute du fabricant. Dans un arrêt du 7 novembre 2018 (n°17-25.858), la Cour de cassation a reconnu la responsabilité d’un fabricant dont le complément alimentaire contenait une substance non déclarée ayant provoqué des effets indésirables.

La responsabilité pénale peut être engagée pour tromperie (article L.441-1 du Code de la consommation) ou mise en danger d’autrui (article 223-1 du Code pénal). Le Tribunal correctionnel de Paris, dans un jugement du 5 mars 2019, a condamné le dirigeant d’une société commercialisant un complément alimentaire contenant une substance interdite à 18 mois d’emprisonnement avec sursis et 50 000 euros d’amende.

Les opérateurs doivent mettre en place des procédures d’autocontrôle conformes aux principes HACCP (Hazard Analysis Critical Control Point) et conserver une traçabilité complète de leurs produits. Le règlement (UE) n°2023/1115 applicable depuis septembre 2023 a renforcé ces exigences en imposant un plan d’échantillonnage documenté.

L’assurance responsabilité civile professionnelle constitue une protection indispensable. Suite à plusieurs contentieux majeurs, les assureurs ont développé des contrats spécifiques couvrant les risques liés aux compléments alimentaires, avec des exclusions pour certains ingrédients controversés comme le CBD ou la mélatonine.

La jurisprudence récente témoigne d’une sévérité croissante envers les manquements aux obligations de sécurité. Dans un arrêt du 15 janvier 2021, la Cour d’appel de Lyon a confirmé la responsabilité d’un distributeur qui n’avait pas procédé aux vérifications nécessaires concernant la composition d’un complément alimentaire importé.

Perspectives d’Évolution du Cadre Juridique et Défis Réglementaires

Le cadre juridique des compléments alimentaires connaît des mutations significatives sous l’effet de plusieurs facteurs : innovations scientifiques, attentes des consommateurs et harmonisation réglementaire internationale.

La Commission européenne a lancé en 2020 une évaluation du règlement sur les allégations nutritionnelles et de santé, dont les résultats préliminaires suggèrent une possible révision pour faciliter l’accès des PME au marché tout en maintenant un niveau élevé de protection des consommateurs. Le futur cadre pourrait inclure une procédure simplifiée pour certaines allégations basées sur des nutriments bien établis.

L’harmonisation des doses maximales de vitamines et minéraux constitue un chantier réglementaire majeur. Actuellement, chaque État membre fixe ses propres limites, créant des disparités au sein du marché unique. Un projet de règlement européen est en préparation, s’appuyant sur la méthodologie développée par l’EFSA pour déterminer des seuils communs.

Les nouvelles technologies appliquées aux compléments alimentaires posent des défis juridiques inédits :

  • Les compléments personnalisés basés sur des analyses génétiques ou microbiologiques
  • Les formulations utilisant des nanotechnologies
  • Les compléments contenant des probiotiques de nouvelle génération

Ces innovations se heurtent parfois au règlement (UE) 2015/2283 relatif aux nouveaux aliments, qui impose une procédure d’autorisation préalable pour toute substance n’ayant pas fait l’objet d’une consommation significative avant 1997. La CJUE, dans l’arrêt Davitas du 12 novembre 2019 (affaire C-281/18), a confirmé l’application stricte de ce règlement aux compléments alimentaires.

Le commerce électronique transfrontalier représente un autre défi majeur. La jurisprudence Deutscher Apothekerverband (CJUE, 11 décembre 2003, C-322/01) a établi qu’un État membre ne peut interdire la vente en ligne de compléments alimentaires légalement commercialisés dans un autre État membre. Néanmoins, le règlement (UE) 2017/2394 relatif à la coopération en matière de protection des consommateurs a renforcé les pouvoirs des autorités face aux infractions transfrontalières.

Les accords commerciaux internationaux influencent également l’évolution du cadre juridique. L’accord CETA entre l’Union européenne et le Canada prévoit une reconnaissance mutuelle des évaluations de conformité pour certains produits, dont potentiellement les compléments alimentaires. Le Codex Alimentarius développe des lignes directrices internationales qui servent de référence dans les négociations commerciales.

La jurisprudence continue de façonner les contours du droit applicable. L’arrêt de la Cour de cassation du 19 mai 2021 (n°20-14.731) a précisé que l’absence d’harmonisation européenne sur certains aspects ne prive pas les États membres de leur pouvoir d’adopter des mesures nationales, sous réserve du respect du principe de proportionnalité.

Enfin, l’approche One Health promue par les organisations internationales pourrait conduire à une réglementation plus intégrée, prenant en compte les interactions entre santé humaine, santé animale et environnement. Cette vision holistique interroge le cloisonnement actuel entre les différentes catégories de produits (aliments, médicaments, cosmétiques).

Stratégies Juridiques pour les Acteurs du Secteur

Face à la complexité du cadre réglementaire, les opérateurs du secteur des compléments alimentaires doivent élaborer des stratégies juridiques adaptées pour sécuriser leur développement et minimiser les risques contentieux.

La veille réglementaire constitue une première ligne de défense indispensable. Les entreprises peuvent s’appuyer sur les ressources du Syndicat national des compléments alimentaires (Synadiet) ou de Food Supplements Europe, qui publient régulièrement des analyses des évolutions normatives. L’ANSES et la DGCCRF diffusent également des lignes directrices sectorielles qui clarifient l’interprétation des textes.

L’audit préventif des formulations et de la communication représente une pratique recommandée. Plusieurs décisions judiciaires montrent que la responsabilité des opérateurs peut être engagée même en l’absence d’effets indésirables constatés. Dans un arrêt du 3 février 2017, la Cour d’appel de Paris a sanctionné un fabricant pour la présence d’une substance autorisée mais à une dose supérieure aux recommandations.

La sécurisation contractuelle de la chaîne d’approvisionnement revêt une importance capitale :

  • Clauses de garantie de conformité réglementaire
  • Obligations de transparence sur l’origine des ingrédients
  • Procédures d’audit des fournisseurs
  • Mécanismes d’indemnisation en cas de défaillance

Le Tribunal de commerce de Paris, dans un jugement du 12 octobre 2020, a reconnu la responsabilité solidaire d’un distributeur et de son fournisseur pour la commercialisation d’un complément alimentaire contenant une substance non déclarée.

La protection de l’innovation par le droit de la propriété intellectuelle offre des opportunités stratégiques. Si les formulations elles-mêmes sont difficilement brevetables, les procédés de fabrication ou d’extraction peuvent faire l’objet d’une protection. La marque constitue également un actif précieux, comme l’a rappelé la CJUE dans l’arrêt Viridis Pharmaceutical du 23 avril 2020 (affaire C-655/18P) concernant l’enregistrement d’une marque pour un complément alimentaire.

Le contentieux stratégique peut parfois s’avérer nécessaire pour clarifier l’interprétation des textes ou contester des décisions administratives. Le Conseil d’État, dans une décision du 19 mars 2019 (n°417399), a annulé une mesure de suspension de commercialisation d’un complément alimentaire, jugeant que l’administration n’avait pas suffisamment démontré l’existence d’un risque pour la santé publique.

L’autorégulation professionnelle constitue un levier complémentaire. Le code de déontologie élaboré par Synadiet engage ses adhérents à respecter des normes plus strictes que les exigences légales minimales. Cette démarche volontaire peut être valorisée dans les relations avec les autorités de contrôle et constituer un argument en cas de contentieux.

Enfin, l’anticipation des évolutions réglementaires permet de maintenir un avantage concurrentiel. Plusieurs entreprises ont ainsi développé des gammes de produits conformes aux futurs standards européens sur les doses maximales, s’appuyant sur les avis scientifiques déjà publiés par l’EFSA.

La jurisprudence récente souligne l’importance d’une approche proactive. Dans un arrêt du 8 septembre 2021, la Cour de cassation a reconnu la bonne foi d’un fabricant qui avait mis en place un système complet de vérification de conformité, malgré la découverte ultérieure d’une substance prohibée dans l’un de ses produits.